- BESOINS ÉCONOMIQUES
- BESOINS ÉCONOMIQUESLes besoins ne sont pas, comme bien souvent les économistes tendraient à le croire, des invariants de la nature humaine, mais une création permanente de l’histoire et des structures sociales. Il est donc vain, au-delà de la sphère étroite des nécessités élémentaires, de vouloir définir objectivement des besoins. En revanche, on peut tenter de découvrir les processus économiques et sociaux qui expliquent comment tel besoin et tel produit naissent de tel autre produit et de tel autre besoin. La racine des besoins économiques ne se trouve pas ailleurs que dans la source la plus profonde de l’activité psychique de l’homme.Le besoin et l’«homo œconomicus»Dans la terminologie économique courante, le terme besoin est largement utilisé sans que pour autant les disciplines économiques s’attachent à lui donner un contenu spécifique. La définition du besoin, pour un économiste, semble pouvoir rester implicite, puisque aussi bien le besoin apparaît comme la motivation fondamentale de l’activité économique. Ne définit-on pas l’économie comme la science de l’utilisation des ressources rares en vue de la satisfaction des besoins humains?Dans cette optique, le besoin apparaît donc comme une donnée extérieure au savoir proprement économique et justiciable tout au plus d’une classification. C’est ainsi que l’on distingue les besoins exprimés et ceux qui ne le sont pas: les premiers se font jour en effet sous forme d’une demande et c’est cette demande qui structure les activités productives et l’emploi. Les économistes reconnaissent cependant que certains besoins ne sont pas satisfaits: ils n’en existent pas moins en tant que manque , mais ne peuvent trouver à s’exprimer faute de pouvoir d’achat. Ce sont des besoins non solvables. On a mis l’accent sur le fait que les besoins pouvaient être diversifiés selon leur mode d’expression et de satisfaction. S’ils peuvent se traduire par une demande sur un marché, ce sont des besoins privés; si leur satisfaction nécessite un mode de production et de consommation collectif, ce sont des besoins sociaux. Mais les deux modes de production correspondent à un système unique destiné à satisfaire les demandes de l’homme en société.Ces distinctions correspondent à la conception implicite d’un sujet porteur de besoins innés et immuables, qui peuvent être plus ou moins pleinement satisfaits suivant les performances économiques de la société, mais qui restent la seule référence externe de toute l’activité économique.Cette conception est intenable aujourd’hui et l’on doit admettre à la fois que les besoins sont historiquement déterminés et qu’ils renvoient à une réalité sociale qui dépasse singulièrement le consommateur isolé.Peut-on déterminer objectivement les besoins?Il existe sans doute une sphère à l’intérieur de laquelle les besoins peuvent être reconnus d’une manière relativement objective. Nul ne niera que, pour survivre, l’homme doive se nourrir, se protéger contre les intempéries, contre la maladie. On peut même calculer le nombre de calories dont il doit disposer et faire une évaluation qui variera suivant l’âge, le sexe, le caractère pénible du travail et d’autres conditions objectives. Mais, déjà dans ce domaine élémentaire, on voit apparaître le caractère historique des besoins: la ration alimentaire ne peut être établie uniquement en fonction de critères biologiques; elle est liée non seulement au lieu et au climat mais aussi à l’histoire. Marx l’a exprimé vigoureusement dans la Critique de l’économie politique : «La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait de viande cuite mangée avec une fourchette et un couteau est une forme de faim différente de celle qui dévore la viande crue avec les mains, les ongles et les dents.» C’est pourquoi, même dans ce domaine, les calculs de calories peuvent guider la détermination des seuils de survie, mais ne peuvent prétendre mesurer objectivement des besoins.La situation est beaucoup plus nette encore dès que l’on dépasse la sphère étroitement limitée de la nécessité vitale à court terme: on atteint dès lors ce qui constitue la plus grande partie de la consommation dans les pays industriels développés, ce que les théoriciens américains appellent le revenu «discrétionnaire» parce qu’il peut être utilisé avec une certaine liberté.L’analyse montre en effet que, dans un régime économique où les besoins élémentaires sont couverts, la consommation a tendance à perdre son autonomie et à se trouver subordonnée à la production et donc, en régime capitaliste, aux rapports de production et aux perspectives de profit. La plupart des besoins exprimés par les consommateurs ont été créés, mis au point, amplifiés dans l’intérêt des producteurs, c’est-à-dire des entreprises privées. Cela se traduit par l’intermédiaire d’un vaste mécanisme de conditionnement qui fonctionne par des voies multiples. On peut rappeler à cet égard le mot de Nietzsche: «On croit que le besoin crée la chose, mais c’est la chose, bien souvent, qui crée le besoin.»La prolifération des besoinsLa publicité, facteur permanent de stimulation de la consommation, est la cause de besoins la plus banale et la plus fréquemment analysée; mais il faut voir que notre soumission à l’appareil de besoins qui nous est sans cesse proposé a des sources diverses et souvent plus contraignantes.Objectivement, nous ne pouvons nous isoler matériellement de la société qui nous entoure et, bon gré mal gré, nous sommes intégrés à ses structures et victimes de son conditionnement. Il existe une dynamique sociale de la création des besoins. Une situation déterminée fait naître toute une série de besoins qui, pour être ressentis subjectivement, n’en sont pas moins étroitement dépendants de la situation initiale. Le travail féminin, par exemple, peut découler, et surtout pour les plus défavorisés, de la nécessité d’un second salaire, mais, à son tour, cette situation fait naître de nouveaux besoins, soit parce que la femme au travail ne peut assumer toutes ses tâches ménagères sans un supplément d’équipement ménager, soit parce que, dans son travail, d’autres besoins se font jour.On peut appeler dynamique économique de la création des besoins les enchaînements d’activités et d’opérations productives liées à l’existence d’un produit ou d’un ensemble de produits. Ainsi, l’existence d’une production automobile d’une certaine ampleur entraîne la construction, non seulement d’un réseau approprié de routes et d’autoroutes, mais encore d’un réseau hôtelier et de tous les services qui se rattachent au déplacement: garages, stations-service, etc.D’autres besoins naissent de la recherche de satisfactions destinées, par exemple, à compenser la privation de certains biens naturels que provoque l’organisation sociale. On a besoin d’une automobile pour accéder à l’air frais que nous refuse l’urbanisation contemporaine; on recherche la télévision comme moyen d’évasion et aussi comme outil de remplacement des aspirations à la culture, à la participation sociale, qui ne peuvent être satisfaites normalement.Enfin, toute une série de besoins naissent pour des raisons subjectives fort éloignées apparemment de leur objet final. Keynes, dans ses Essays on Persuasion , distingue à cet égard deux types de besoins: les «besoins absolus», c’est-à-dire ceux que nous désirons quelle que soit la situation d’autrui, et les «besoins relatifs», dont la satisfaction nous fait planer au-dessus de nos semblables et nous donne un sentiment de supériorité vis-à-vis d’eux. Ce second type de besoins relève évidemment de la «consommation ostentatoire»: il est lié à une satisfaction secondaire que nous apporte la propriété ou la consommation d’un certain bien, non pas en elle-même, mais pour le reflet que nous en découvrons dans le regard d’autrui.Il s’agit évidemment d’un besoin tout à fait dérivé et tout à fait étranger au produit qui en est le support économique. À la limite, on est amené à reconnaître, avec Edgar Morin, que la source d’un très grand nombre de besoins est l’imaginaire: «Le complexe imaginaire, analogon psychique des rapports d’échange entre un individu et son milieu, emporte dans un même mouvement les processus liés de projection, d’identification et de transfert. Tout en suscitant la vie et les activités imaginaires, en irriguant la vie affective (de même que la vie pratique), il amène la prolifération des besoins et, corollairement, celle des biens de consommation...»Il apparaît ainsi que l’économiste a peu de chose à apporter à la définition des besoins qui sont à la base de l’activité économique tout entière. La satisfaction des besoins élémentaires une fois assurée, la forme des besoins est déterminée historiquement au terme d’une dialectique où production et consommation sont étroitement liées et où la consommation ne témoigne pas, en tout état de cause, de l’autonomie qu’elle est censée manifester. La structure des besoins à un moment donné renvoie donc à toutes les structures sociales et à toute l’histoire. Il reste que l’économiste peut tenter d’expliquer les processus de création de besoins et la dépendance dans laquelle se trouvent les besoins exprimés vis-à-vis des techniques et des rapports de production.Enfin, les phénomènes de consommation ostentatoire, la recherche, par la possession des biens, du confort, de la sécurité, de la stabilité affective semblent montrer que les besoins qui s’expriment dans le domaine économique renvoient à autre chose que les objets matériels qui en sont les supports. Les psychologues seraient sans doute facilement d’accord avec Gaston Bachelard, pour estimer que «l’homme est une création du désir et non pas une création du besoin»; mais on peut se demander si la prolifération des besoins n’est pas un masque du désir et un signe de sa répression.
Encyclopédie Universelle. 2012.